AVRIL 1917: LE MOIS SANGLANT DE L'AVIATION ANGLAISE
Au printemps de la troisième année de guerre, les pilotes allemands et britanniques se livrèrent un duel tragique pour la maîtrise du ciel sur le front occidental
« Bloody April »... (« Avril sanglant... »), c'est par ces mots que les pilotes du Royal Flying Corps désignèrent le mois d'avril de l'année 1917, qui fut pour eux le plus meurtrier de toute la Première Guerre mondiale. Le conflit entrait alors dans sa seconde phase, et des progrès techniques constants venaient encore une fois de donner aux pilotes allemands, avec les Albatros D-1, la supériorité qu'ils détenaient
déjà deux
ans plus tôt avec le Fokker Eindecker.
Le printemps est traditionnellement l'époque des offensives, et, en 1917, les Alliés avaient décidé de porter une terrible estocade à l'ennemi au moyen d'une attaque des troupes françaises sur l'Aisne et d'une attaque des troupes anglaises en direction d'Arras.
En fait, les Allemands étant entrés en possession des plans des Alliés, ce qui leur avait permis de renforcer considérablement le secteur menacé, l'offensive française n'eut pas lieu. L'offensive anglaise, préparée sur le modèle de la bataille de la Somme, peut être considérée comme une relative réussite. Quant à la campagne aérienne menée conjointement, elle fut un véritable désastre.
L'offensive aérienne anglaise débuta le 4 avril, cinq jours avant le déclenchement des opérations terrestres. Elle avait pour but de chasser les appareils d'observation allemands du secteur des combats, de permettre aux avions de reconnaissance alliés de prendre des photographies et de reconnaître l'emplacement des batteries d'artillerie allemandes.

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un RE.8 avant le décollage de Bray-Dunes, où était stationné le Squadron 52 en avril 1917. Ce type d'appareil était particulièrement représentatif de la trop grande vulnérabilité des avions du RFC en cette quatrième année de guerre
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Les premières attaques se déroulèrent dans de mauvaises conditions atmosphériques, avec des nuages bas et des grains. Pendant les cinq premiers jours de la bataille aérienne, les Anglais ne perdirent pas moins de soixante-quinze avions en combat et cinquante-six par accident, soit cent trente et un appareils au total.
Concernant les pilotes, dix-neuf étaient morts, soixante-treize portés disparus et treize blessés. En vue de l'offensive sur Arras, le Royal Flying Corps avait dû réunir le plus grand nombre d'équipages possible, et la majorité d'entre eux était composée d'hommes dont l'entraînement avait été dangereusement abrégé, au point que certains n'avaient même pas vingt-cinq heures de vol, ce qui, aujourd'hui, est
insuffisant pour
obtenir une simple licence de pilote privé.
Les Anglais avaient également mis en service un nouveau modèle d'avion; le chasseur Bristol. Les « Brisfits » (contraction de Bristol Fighter) ayant eu de nombreux accidents au cours des essais, l'avion avait très mauvaise réputation auprès des pilotes. En effet, sa faiblesse structurale le rendait dangereux au cours de certaines manoeuvres nécessaires en combat; de plus, il avait les problèmes qui sont le
lot commun des
nouveaux avions militaires (légers défauts de moteurs et de mitrailleuses, mauvaise visibilité pour le pilote, etc.) auxquels on avait facilement remédié.
En fait, sa mauvaise réputation venait surtout de l'inexpérience de pilotes trop jeunes et pas assez entraînés, incapables de maîtriser un appareil nouveau.
Des erreurs tactiques
Les pilotes britanniques commirent également une énorme faute tactique - sans doute imputable au manque d'expérience et de préparation - en considérant la mitrailleuse de l'observateur, installée sur un affût circulaire et destinée à engager un combat contre un adversaire surgissant à l'arrière du cockpit, comme l'arme la plus importante du bord.
Ils eurent donc tendance à négliger l'usage de la mitrailleuse fixe du pilote, qui tirait vers l'avant, peut-être parce qu'il leur fallait alors viser non seulement avec l'arme mais avec l'avion lui-même.
Les Allemands possédaient également de nouveaux appareils et avaient rééquipé leurs escadrilles, quelque temps auparavant, avec des chasseurs Albatros et Halberstadt. Au mois d'avril, les équipages avaient donc leurs avions bien en main et volaient sans la moindre appréhension.
Ils avaient une telle confiance dans leurs nouveaux appareils que l'on vit plusieurs fois au cours de ce mois d'avril un chasseur allemand solitaire attaquer toute une formation britannique. Ces nouveaux appareils étaient d'ailleurs de magnifiques engins de combat.
Avant le mois d'avril, les anciens avions anglais, comme le DH.2 à hélice propulsive, avaient pu faire illusion en tant qu'appareils d'attaque. Mais l'illusion fut brève : « Grâce à leur vitesse supérieure et à l'habileté de leurs pilotes, les chasseurs ennemis pouvaient nous abattre avant que nous puissions tirer un seul coup », écrivait un pilote de DH.2 dans un rapport de combat.
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le BE.2e, développé du BE.2c, était un vieil appareil de reconnaissance encore opérationnel sur le front britannique. Son moteur de 90 ch lui conférait une vitesse de 120 km/h : un gibier de choix pour les chasseurs de Richthofen, qui volaient à 160 km/h
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Le Squadron 57, équipé de FE.2d aux puissants moteurs de 250 ch, fut également très éprouvé. Le 5 avril, il perdit cinq appareils au cours d'un engagement contre deux biplaces allemands. Le même jour, quatre des six avions d'une patrouille composée de nouveaux chasseurs Bristol du Squadron 48 furent abattus, tandis que l'un des deux appareils rescapés rentrait criblé de balles. Manfred von Richthofen, commandant
de la Jasta
11, avait personnellement abattu deux Bristol. 11 déclara peu après que son Albatros était en tous points supérieur au nouveau chasseur anglais, ce qui renforça encore le moral déjà élevé de ses pilotes. 11 se trompait, car, montés par de bons pilotes, les Bristol se révélaient d'excellents appareils.
Une unité de Bristol FE, dont c'était la première sortie sur le front français, reçut pour mission d'attirer Richthofen et ses hommes dans une embuscade, où des chasseurs Bristol devaient les attaquer. Mais ces chasseurs n'arrivèrent jamais, et lorsque les bombardiers furent engagés, au-dessus de Douai, par les appareils de la Jasta 11, ils durent se débrouiller seuls.
Commandés par le lieutenant Tim Morice, ils se mirent en position défensive, formant un cercle autour duquel les avions allemands tournaient, juste hors de portée de feu et attendant la moindre occasion pour attaquer. Cette occasion leur fut fournie par un pilote anglais qui abandonna le cercle pour piquer sur un biplace allemand passant au-dessus de lui. Rapide comme l'éclair, Richthofen pénétra dans le cercle
par la brèche
ainsi ouverte, et le combat commencça.
Deux FE furent rapidement abattus, tandis que l'observateur de Morice réussissait à endommager deux avions allemands. Puis Richthofen fit irruption avec son Albatros rouge, tirant droit devant lui. Le tableau de bord de l'avion de Morice vola en éclats, mais le Lieutenant et son observateur ne furent pas atteints et réussirent à poser leur appareil au milieu d'une batterie d'artillerie anglaise.

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l'Albatros D-lll fut le grand vainqueur des engagements de l'Avril sanglant. A l'époque, seul le SPAD Vil français présentait des performances supérieures aux siennes. Du côté britannique, il fallut attendre l'arrivée du SE.5 et du Camel
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De grandes formations
De l'automne de 1915 au printemps de 1916, alors que le Fokker Eindecker donnait aux Allemands la maîtrise de l'air, le Royal Flying Corps avait vu son potentiel opérationnel fondre comme neige au soleil. II en fut de même au cours de l'« Avril sanglant » de 1917. Les formations de reconnaissance ne pouvaient plus prendre l'air sans une importante couverture de chasse, et il n'était pas rare qu'une simple
mission mobilisât
une douzaine d'appareils, voire davantage.
Il n'était pas rare non plus de voir quinze chasseurs escorter trois avions d'observation. Les sorties de bombardement étaient également raccourcies ou réduites. Il fallait douze chasseurs - six biplaces en position rapprochée et six monoplaces placés audessus et derrière - pour accompagner six bombardiers BE. Du côté allemand, les pertes étaient minimes et les pilotes beaucoup plus expérimentés, en moyenne,
que les pilotes
anglais. Les Allemands avaient également l'initiative tactique :
ils pouvaient accepter ou rompre le combat, alors que les Anglais ne pouvaient que combattre, quelle que fût l'issue prévisible de la rencontre. De plus, les vents d'ouest dominants avaient tendance à les déporter du côté allemand du front. Dans l'impossibilité de voler contre le vent, de nombreux appareils britanniques, endommagés au-dessus du no man's land, furent perdus.
Le récit d'un pilote de Sopwith « Pup » du Squadron 3 de la Royal Navy, volant en compagnie de quelques SPAD du Squadron 23 pour escorter une formation de bombardiers BE, traduit de façon saisissante les impressions que l'on pouvait ressentir au plus fort des combats. Au-dessus de Cambrai, ils furent attaqués par des Albatros et des Halberstadt
« J'attaquais un Albatros à environ 2 400 m. Quand on se rapprocha, je vis mes traçantes filer droit dans son moteur. Je fis un demi-looping à côté de lui et, à ce moment-là, l'Albatros piqua avec une belle traînée de fumée bleue à la queue. Je piquai derrière lui jusqu'à environ 1 200 m et je tirai une cinquantaine de coups. 11 s'engagea dans une vrille impossible.
Je le regardai tournoyer à 300 m dans une fumée de plus en plus dense. A ce moment-là, je fus attaqué par trois autres Albatros qui m'obligèrent à descendre à presque 60 m. Nous nous tirions dessus chaque fois que c'était possible, jusqu'au moment où je trouvai la bonne position pour en attaquer un par au-dessus et à droite. Je me rapprochai et tournai derrière lui, si près que la tête du pilote remplissait
tout juste le
cercle de mon collimateur.
Je vis parfaitement trois traçantes lui rentrer dans le crâne. L'Allemand bascula et se mit en vrille jusqu'au sol. Les deux autres machines rompirent le combat. Je vis deux autres avions allemands complètement désemparés et, après, deux BE qui étaient attaqués par les Allemands.

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tableau comparatif des performances des avions standard en avril 1917
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» Ayant perdu de vue les autres appareils et étant très bas, je décidai de rentrer à cette altitude de 60 m. Cinq minutes plus tard, j'étais de nouveau attaqué par un monoplace Halberstadt. Alors qu'il s'approchait de moi, je fis un looping et passai au-dessus de lui. Il s'éloigna puis revint m'attaquer, et ce petit jeu se renouvela plusieurs fois.
J'étais à cinq minutes des lignes - j'avais alors le vent de face - et l'Allemand se trouvait toujours à 150 m environ derrière moi. Je recommençai la manaeuvre, fis un beau looping et le « poivrai » d'une longue rafale. Cette fois, je vis les traçantes filer dans son dos, juste au ras du cockpit. II piqua tout de suite du nez et s'écrasa au sol.
Quand je passai au-dessus des tranchées allemandes, je fus pris pour cible par tout ce qui pouvait tirer, mitrailleuses, fusils et même petits canons de campagne, jusqu'au moment béni où je me trouvai hors de portée... J'atterris sur le premier aérodrome allié que je rencontrai. Mon avion était transformé en écumoire. »
N'appréciant guère cette tactique de groupe, deux grands as, le Canadien Billy Bishop, du Squadron 60, et le Britannique Albert Ball, du Squadron 56 (il fut abattu le 7 mai par un pilote non identifié de la Jasta 11), préféraient chasser en solitaire dans des secteurs déterminés du front, où ils pouvaient choisir et abattre leurs adversaires selon leur tactique personnelle.
Ce fut plus tard la méthode de René Fonck, l'as des as français, qui termina la guerre en ayant remporté soixante-quinze victoires homologuées et sans qu'aucun de ses appareils n'ait reçu une balle.
Le « cirque volant » de Richthofen
Les succès remportés par les aviateurs allemands au cours de ce mois d'avril de 1917 tiennent pour une large part à l'organisation remarquable de leur corps d'armée aérien, formé de groupes d'escadres (les Jagdgeschwarder) divisés en escadrilles (les Jagdstaffeln, abrégé en Jasta). Ces groupes de chasse - appareils, équipement et personnel - se déplaçaient en trains spéciaux (les Allemands avaient toujours
prévu, dans leurs
plans de guerre, de faire grand usage de leur remarquable réseau ferré).
La Jasta 11 était commandée par Manfred von Richthofen; récemment décoré de la plus haute distinction allemande, la croix « Pour le Mérite », il jouissait alors d'une renommée qui lui valait les honneurs de la presse allemande, mais aussi des journaux français et anglais.
Son prestige était si grand qu'il galvanisait les pilotes et les hommes servant sous ses ordres, et terrorisait les jeunes pilotes anglais qui avaient la malchance de le rencontrer. Pour profiter au maximum de cet indéniable avantage psychologique, Richthofen avait fait peindre son appareil en rouge vif, de façon à être immédiatement reconnaissable.
Il n'était d'ailleurs pas le premier à « personnaliser » ainsi son avion. Oswald Boelcke, qui avait été le professeur de tactique du « Baron rouge », ainsi que l'on nommait Richthofen du côté allié, volait sur un Albatros curieusement rayé de blanc et de noir.
Quant au pilote français Navarre, que Richthofen avait peut-être rencontré dans le ciel de Verdun en 1916, il avait peint son Nieuport en rouge sang. Mais Richthofen alla encore plus loin en faisant peindre tous les avions de son escadrille du même rouge éclatant, de sorte que ses pilotes pouvaient facilement se reconnaître au cours des combats. Cette mode se répandit rapidement dans toutes les escadrilles
de chasse allemandes,
mais ne fut jamais véritablement adoptée du côté allié.
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Aux premiers jours du printemps de 1917, les premiers SPAD Vil équipèrent les escadrilles de chasse françaises. Les Allemands détenaient encore la suprématie aérienne, mais plus pour longtemps
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Avant la déclaration de guerre, de grands cirques sillonnaient l'Allemagne, voyageant à bord de trains spéciaux. Les Jasta, qui se déplaçaient par le même moyen, avec leurs appareils aux couleurs éclatantes démontés sur des wagons plats, ressemblaient à des cirques ambulants se rendant à quelque représentation, d'où leur surnom de « cirques volants ».
L'adoption de couleurs vives aidait également les observateurs à terre, disposés de place en place le long des lignes allemandes et équipés de jumelles et du téléphone de façon à pouvoir confirmer les victoires des différents pilotes.
Au cours du mois d'avril 1917, Richthofen abattit lui-même vingt et un avions britanniques, plus du quart au total des appareils qu'il abattit avant sa mort, le 21 avril 1918, après avoir remporté sa quatrevingtième victoire.
Le 1er mai 1917, Manfred von Richthofen partit en permission en Allemagne, et son départ coïncida avec un relâchement de la pression allemande sur le front aérien, pression qui avait conduit les équipages jusqu'aux limites de l'endurance humaine. Jamais au cours de la guerre le Royal Flying Corps ne fut à ce point malmené, ni ne subit des pertes aussi lourdes.
Après ce mois sanglant, le redressement commença. Les pilotes survivants avaient acquis de l'expérience, une meilleure connaissance de leurs appareils, et leur moral s'améliorait. Le nombre des victoires augmentait tandis que les pertes diminuaient. Le mois le plus terrible de toute l'histoire de l'aviation anglaise et de la guerre aérienne sur le front français était terminé.
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