Bourjade novice, Bourjade officier-pilote, père Bourjadele Papou. Ainsi se résume la courte vie de Léon Bourjade, promu au
quatrième rang des as français survivants la Première Guerre mondiale
et père de Notre-Dame du Sacré Cœur, missionnaire en Nouvelle-Guinée.

Lorsque Maurice Bourjade vint déclarer le 25 mai 1889,
la naissance de son sixième enfant (il en aura neuf), prénommé Léon, à
la mairie de Montauban, le préposé à l’état-civil ne peut s’empêcher de
clamer : « Eh bé !
Vous avez bien travaillé pour la France. » Les
racines des Bourjade se croisent avec celles des Capétiens, des
d’Albret et des Grimaldi. Comme toutes les grandes familles, les aînés
embrassent le métier des armes tandis les cadets sont destinés à la
soutane. Le petit Léon cumulera les deux, le temps d’une guerre.
Dès
qu’il est en âge de lire, l’enfant se nourrit des écrits de Pascal et
plus tard de L’histoire d’une âme de la Sœur Thérèse de Lisieux. À
l’école, le jeune Bourjade se révèle être un élève médiocre, mais très
sage et excellent acrobate.
Il abhorre les études au point de jeter
quelques vers de sa composition dans un petit carnet qui lui sert de
journal intime : « Ô bachot que je hais, Je me moque du monde, Je
n’agirai jamais que d’après mon devoir… »
Un matin, il annonce à ses
parents très pieux qu’il veut être missionnaire. Il a trouvé sa
vocation. Il choisit la congrégation des missionnaires du Sacré cœur
d’Issoudun, fondée en 1854, chargée de convertir au catholicisme les
cannibales et chasseurs de têtes de Papouasie.
Inculquer les dix
commandements dont un précise : « Tu ne tueras pas » relève du défi.
Léon Bourjade entame son noviciat à Canet de Mar près de Barcelone,
puis à Fribourg en Suisse, car la loi française interdit aux
congrégations religieuses d’exercer sur le territoire métropolitain.
Mais elle impose aussi à tous ses citoyens d’effectuer leur service
militaire. Voici donc Léon affecté au 23e régiment d’artillerie de
campagne à Toulouse. Très vite, le novice montre d’excellentes
aptitudes à la pratique de l’équitation. Il célèbre son premier
sacrement : le baptême de son cheval qu’il prénomme Angélus. Le
brigadier Bourjade revient ensuite à Fribourg pour reprendre ses
études.
Il a 25 ans lorsque la Première Guerre mondiale éclate.
Mobilisé, il réintègre le 23e RA à Toulouse. Au fond de sa tranchée, le
brigadier Bourjade lit et relit L’Histoire d’une âme, médite sur une
petite phrase qu’il a cochée pour mieux s’en imprégner : « Je me sens
la vocation de guerrier ».
Il reçoit sa première citation le 15 octobre
1914, le jour où l’on fête la Sainte- Thérèse. Grâcieuse coïncidence
que Léon prend pour un signe divin. Il se sent pousser des ailes et le
voici meneur d’hommes. « Si vous me suivez, vous n’aurez absolument
rien à craindre ! lance-t-il à ses camarades alors que les obus
pleuvent sur le régiment. Subjugués par la confiance du frère-soldat,
ils le suivent dans un même élan et le miracle se produit. Tous sont
indemnes.
Il consigne désormais dans un petit calepin noir couronné
d’une croix, des lettres de dévotion adressées à Sœur Thérèse de
Lisieux dans lesquelles il proclame sa foi et implore son secours pour
puiser l’énergie nécessaire aux combats. Fin 1916, il est nommé
sous-lieutenant et commande une batterie de crapouillots. L’artillerie
allemande a failli, à plusieurs reprises, le cueillir à la sortie d’une
tranchée.
Il réfléchit sur l’utilité de sa mission puis écrit à son
frère Victor : « Je perds mon temps dans ce métier qui consiste à tuer
mon frère d’en face pour ne pas être tué par lui… Alors qu’en Océanie,
une fois missionnaire, savoir piloter un avion me serait bien précieux
[…] » Alors, il lorgne du côté de l’aviation et fait sa demande. Sa
qualité d’artilleur en fait un observateur tout désigné.
Mais il
insiste : il veut pi-lo-ter. Une fois encore, il a pris soin de se
mettre sous la protection de la Sainte de Lisieux. « À la manière dont
ma demande a été acceptée, j’y vois un peu la trace de votre
intervention, puisque sur ma demande quelqu’un avait mis que je serais
seulement accepté comme observateur et qu’il n’en a rien été… »
Le 15
mars 1917, « l’artilleur de la Bienheureuse » se présente au camp
d’Avord et s’entraîne sur G-3. Le 17 juin, il obtient son macaron de
pilote. Passé au groupe des divisions d’entraînement de Pau, il obtient
la qualification « chasse » et le 13 septembre, il est affecté à la N
152 des « crocodiles » stationnée dans les Vosges. À l’époque des
tranchées, il a assisté aux combats aériens et constaté les ravages
causés par les Drachen allemands.
Ces derniers vont devenir sa cible
prioritaire. « Deux ans de séjour aux tranchées comme crapouilloteur
m’avaient laissé des Drachen un souvenir si désagréable, que je jour où
je vis s’effondrer en flammes, ma première victime, c’était mieux
qu’une victoire, une revanche. »
Il faut beaucoup de courage pour
abattre une « saucisse ». Par sa taille, elle semble être une cible
facile, mais c’est sans compter sur l’artillerie allemande, prompte à
manœuvrer le ballon à la moindre alerte et à mitrailler sans relâche le
prédateur.
Le sous-lieutenant Bourjade remporte sa première victoire sur un
chasseur allemand. Celle-ci ne sera pas homologuée comme tant d’autres.
Son Nieuport arbore des signes distinctifs. Sur le fuselage, le
crocodile très officiel de la 152 et le fanion du Sacré-Cœur, qui l’est
beaucoup moins ; à l’intérieur de la carlingue, le portrait de Thérèse
de Lisieux. Le 20 février, le premier Drachen s’effondre sous son tir.
La liste va bientôt s’étoffer. En avril, il remporte une autre
victoire, en juin deux, dont une sur un monoplace.
Sa Croix de guerre
arbore déjà six palmes et le voici chevalier de la Légion d’honneur.
Les 5 et 8 juillet, il « grille » deux Drachen. Sept jours plus tard,
il réussit un triplé en moins de cinq minutes. Les citations saluent
son mérite : « A incendié en huit jours six Drachen ennemis. »
Entre
temps, la 152 a touché des Spad XIII en mai. Le lendemain, Bourjade
étrenne le sien en attaquant un biplace et trois monoplaces allemands,
hélas, sans succès.
Le 21 juillet, il parvient à détruire un ballon à moins de 300 mètres
d’altitude au prix d’une balle. « Trois mois de repos », décrète le
médecin. Après d’âpres discussions, le blessé parvient à négocier un
mois. Très vite, il repart au combat. Au cours du mois de septembre, il
attaque huit monoplaces, trois biplaces, un triplan et un ballon. En
octobre, cinq ballons. Jusqu’au 11 novembre, il ne croisera plus de
Drachen sur son chemin mais des Hannover et des D VII. Le jour de
l’armistice, il trouvera à dire : « Alors !
Cette folie d’attaquer un
ballon défendu par 20 mitrailleuses, je n’aurai plus à la faire. »
Vient l’heure des comptes : 86 combats, 28 victoires dont 26 ballons,
14 palmes, 14 citations auxquelles s’ajoute la médaille d’or de
l’aéroclub de France pour faits de guerre.
Léon Bourjade s’empresse de
faire un détour par Lisieux pour « restituer à Sainte-Thérèse les
décorations gagnées par elle ». Démobilisé, il repart aussitôt
poursuivre ses études de théologie à Fribourg.
Il profite d’une période
de réserve faite à Châteauroux en septembre 1920 pour offrir des
baptêmes de l’air clandestins… à son évêque, vicaire apostolique en
Papouasie.
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Le père Léon Bourjade
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Cette « légère » entorse au règlement a un but bien précis :
persuader l’homme d’Église que seul, l’avion est qualifié pour relier
les tribus éloignées en Nouvelle Guinée. Le 14 mai 1921, Léon Bourjade
est fait officier de la Légion d’honneur. Une quinzième citation
accompagne la rosette, déposée aussitôt à la chapelle d’Issoudun en
ex-voto. Le 26 juillet, il est ordonné prêtre.
Quatre mois plus tard, il accoste à Yule Island, une petite île du
golfe des Papous. Très vite, les indigènes le surnomment pata Léo. Sur
place, les messes alternent aux heures de classe. Quand il ne fait pas
classe, le père Bourjade effectue à dos de cheval de longues tournées
épuisantes.
Dans la brousse détrempée de pluies tropicales ou brûlante
d’un soleil impitoyable, dans les criques infestées de crocodiles, dans
les marais gorgés de moustiques et de pestes, pata Léo s’épuise et
multiplie les crises de paludisme. La quinine qu’il absorbe
quotidiennement ne parvient plus à endiguer le mal qu’il a contracté
depuis trois ans.
Et, le 22 octobre 1924, Bourjade « le Papou » livre son dernier combat
pour rejoindre celle qu’il a toujours vénérée : Sœur Thérèse de
Lisieux. Tel fut le frère, tel fut le Français, tel fut le prêtre.
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