PIONNIER DE LA GUERRE MODERNE
Pour avoir défendu à outrance l'emploi de l'aviation comme arme stratégique indépendante, le général Mitchell termina sa carrière devant la cour martiale
Le général Mitchell reste une des figures les plus controversées de l'histoire de l'aviation militaire. Si certains voient en lui le père de l'USAAF, d'autres, au contraire, estiment que ses prises de position tapageuses ont eu pour résultat de retarder la création d'une armée de l'air indépendante. Quoi qu'il en soit, les idées de Mitchell ont fortement imprégné les débuts de l'aviation aux États-Unis.
Né à Nice, le 29 décembre 1879, William Mitchell appartient à une famille influente des Etats-Unis. Son grand-père est considéré comme le « Rothschild de Milwaukee » et son père est sénateur du Wisconsin. Il bénéficie ainsi d'une éducation patricienne, menant de pair ses études à l'université George Washington et une intense activité sportive (il devient champion international de polo).
En 1898, entraîné par la vague patriotique que soulève la guerre avec l'Espagne, il s'engage comme simple soldat au 1er régiment d'infanterie du Wisconsin. L'année suivante, il décide de rester dans l'armée et se fait verser dans le Signal Corps (transmissions) dans le cadre duquel il assiste aux premières démonstrations aériennes. En 1908, à Fort Myers, près de Washington, il fait la connaissance d'Orville Wright,
mais ne manifeste encore aucune passion pour l'aviation.

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dans l'habitacle d'un Thomas Morse ne cessait de prôner une aviation de bombardement stratégique et tactique, mais, à l'inverse du général Douhet, ne minimisait pas le rôle de la chasse
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Il s'intéresse surtout aux cerfs-volants, aux ballons, et, dans un article paru en 1906, il estime que « le dirigeable pourrait survoler à sa guise un champ de bataille, transporter les messages d'une forteresse assiégée, voler au-dessus d'une place investie sans craindre l'action des troupes au sol. A partir d'un ballon chargé d'explosifs et remorqué par dirigeable, on pourrait déverser sur l'ennemi des centaines
de kilos de fulmicoton! »
Au cours de cette période, Mitchell se spécialise surtout dans les transmissions et connaît diverses affectations, aux États-Unis, à Cuba et aux Philippines. A ce dernier poste, et dans l'optique d'une guerre avec le Japon, il souligne l'insuffisance des défenses américaines, constatant que les forces aériennes nippones, même réduites à une dizaine d'appareils, sont supérieures à celles des États-Unis.
Une vocation tardive
Revenu aux États-Unis en 1913, Mitchell est affecté, après un stage à l'école de guerre, à l'état-major général de l'armée. Il est alors chargé d'une étude sur la situation militaire en Europe, où la guerre bat son plein dans les Balkans. C'est à ce moment qu'il commence à montrer de l'intérêt pour l'aviation militaire.
Il constate en effet avec stupéfaction que les pays européens ont, en cinq ans, consacré l'équivalent de plus de 100 millions de dollars au développement de cette arme, alors que les États-Unis n'en ont pas dépensé 500 000. Par la même occasion, Mitchell aborde un thème sur lequel il reviendra à plusieurs reprises, celui d'une coordination étroite entre l'armée et la marine afin de « placer tous les cerveaux de la
défense nationale sous une seule et même autorité ».
Deux ans plus tard, tandis que la guerre fait rage en Europe, l'état-major général, sur l'initiative du président Wilson, demande à Mitchell une seconde étude concernant les besoins des États-Unis en matière aéronautique dans le cadre d'un « mouvement de préparation ».
Dans un rapport daté de novembre 1915, il fait de nouveau ressortir l'insuffisance de l'aviation américaine, qui ne dispose que de vingt-trois appareils, et estime que, dans le cadre de la défense du territoire national, son rôle devrait consister à entraver les reconnaissances adverses, détruire les appareils ennemis, attaquer les sous-marins et les bâtiments de surface et assurer le réglage du tir de la flotte
et des défenses côtières.
Ce rapport confirme la vocation de Mitchell, qui décide d'apprendre à piloter. Mais, les règlements de l'armée s'y opposent. Il est marié, trop âgé (trente-six ans) et d'un grade trop élevé (Major)! Aussi se voit-il contraint, pour la somme de 1 470 dollars, de passer son brevet de pilote à Newport News, en Virginie, par l'intermédiaire de la compagnie Curtiss.
Sa formation achevée, en mars 1917, il se fait envoyer en Europe à titre d'observateur des événements militaires. Et c'est en Espagne qu'il apprend, le 6 avril, la nouvelle de l'intervention des États-Unis dans la guerre, ce qui lui vaut d'être nommé à Paris, avec le grade de colonel, dans le cadre de l'état-major de liaison de l'armée américaine.
Mitchell s'intéresse alors à tous les aspects de la lutte aérienne. Il obtient une entrevue du général Pétain et, surtout, il fait la connaissance du général Trenchard, convaincu que l'avion, employé en tant qu'arme offensive, pourrait jouer un rôle déterminant dans la conduite de la guerre.

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une bombe larguée par un Martin MB-2 explose sur le croiseur réformé Alabama, utilisé comme cible lors d'une démonstration des théories de Mitchell en septembre 1921
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L'officier britannique impressionne vivement Mitchell en lui expliquant son plan de bombardement des grands centres industriels de l'Allemagne, sans dissimuler les difficultés que présentera l'opération tant que l'aviation se trouvera sous la direction de l'armée de terre.
Le poing sur la table
A l'arrivée en Europe du général Pershing, commandant le corps expéditionnaire américain, Mitchell, s'appuyant sur les théories de Trenchard, propose une aviation composée de deux éléments séparés, la première destinée à appuyer les troupes au sol, la seconde prévue pour les opérations stratégiques menées en arrière du front. Bien que l'idée fût alors repoussée, la conception d'une aviation constituée de deux forces
séparées devait rester un des thèmes majeurs de la pensée de Mitchell.
Ce refus provoque la colère du jeune colonel, qui confie à son journal : « L'état-major cherche à faire marcher l'Air Service [l'aviation de l'armée] avec la même compétence qu'un porc en manifeste pour le patinage. C'est terrible d'avoir à lutter contre une telle organisation au lieu de porter toute son attention sur la puissance de l'ennemi.
J'ai eu de nombreux entretiens avec le général Pershing, dont quelques-uns très violents, avec des coups de poing sur la table de chaque côté. Un jour, il m'a déclaré que si je continuais à insister pour changer l'organisation de l'Air Service, il me renverrait chez moi. Je lui répondis que s'il le faisait, il ne tarderait pas à me rejoindre. Cela le fit rire et notre conversation se termina le mieux du monde. »
En dépit de ces réactions, Mitchell finit par recevoir, en 1917, le commandement de l'aviation américaine sur le front et par être promu (août 1918) général à titre temporaire. Faute de pouvoir disposer d'appareils fabriqués aux États-Unis, il doit équiper ses formations de matériels construits en Angleterre et en France et teste lui-même les appareils. Jugeant le Sopwith « Camel » dangereux, avec une fâcheuse tendance
à partir en vrille, il opte pour des Nieuport et des SPAD.
Ces tâches d'organisation et d'entraînement n'empêchent nullement l'esprit novateur de Mitchell, remarquablement en avance sur son temps, de rechercher toujours de nouvelles formules. Il imagine ainsi de parachuter toute une division sur les arrières des troupes allemandes, à raison de dix hommes par appareil, et ce, en liaison avec des attaques massives de l'aviation sur les positions adverses.
La proposition fera d'ailleurs l'objet d'une étude approfondie et, si la guerre s'était prolongée de quelques mois, la première opération aéroportée serait peut-être intervenue dès la Première Guerre mondiale, sur le front tenu par les Américains.
En tout cas, au cours de l'été de 1918, alors que l'armée américaine entre progressivement en action, Mitchell tire le meilleur parti de l'Air Service. Le 15 juillet, il conduit lui-même une reconnaissance aérienne au-dessus de la Marne et constate que des troupes allemandes franchissent la rivière sur cinq ponts de bateaux. Ce renseignement déclenche une violente réaction de l'aviation de bombardement, qui contribue
à briser la dernière offensive allemande.
Mais, c'est l'offensive américaine de septembre contre le saillant de Saint-Mihiel qui met en évidence l'importance de l'action aérienne dans la bataille. Avec l'assentiment de Foch et de Pershing, Mitchell concentre dès le mois d'août une formidable force de plus de mille cinq cents avions français, anglais, américains, italiens, belges et même portugais, dont sept cents chasseurs et plus de quatre cents bombardiers.
En liaison avec vingt-six divisions américaines, des formations de cinq cents appareils attaquent les flancs du saillant, bénéficiant d'une supériorité aérienne totale et apportant une contribution capitale au succès de l'offensive.
L'apôtre de la puissance aérienne
Au 11 novembre 1918, Mitchell bénéficie d'une étonnante popularité. L'homme dispose d'une remarquable capacité de séduction et de persuasion. Parlant le français aussi bien que l'anglais, il tient de véritables conférences de presse, réunit des pilotes alliés admiratifs et se fait l'apôtre de la puissance aérienne.
Mitchell affiche également un sens exceptionnel de la publicité avec ses tenues d'une sobriété voulue, ses avions personnels, ses deux voitures (dont une offerte par le gouvernement français). Reconnu à Paris, le jour de l'Armistice, il manque d'être étouffé par des aviateurs français trop enthousiastes qui acclament « leur » général américain.
De retour aux États-Unis en février 1919, « Billy » Mitchell est accueilli en héros. En reconnaissance de ses mérites, il est nommé directeur adjoint de l'Air Service. Les déceptions ne tardent pas, cependant. Avec la démobilisation massive, l'armée se trouve réduite à la portion congrue, et les limitations de crédits frappent plus spécialement l'aviation. Avec toute la violence de son tempérament, Mitchell entend,
malgré tout, défendre l'arme à laquelle il a voué sa vie et qu'il considère comme l'élément déterminant des guerres de l'avenir.

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Mitchell (ci-contre dans l'habitacle d'un Thomas Morse) ne cessait de prôner une aviation de bombardement stratégique et tactique, mais, à l'inverse du général Douhet, ne minimisait pas le rôle de la chasse .
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Utilisant ses remarquables dons d'orateur et d'écrivain, faisant fi de la hiérarchie militaire, il s'adresse directement à l'opinion, multipliant les éclats et les incartades. Pour maintenir ses pilotes en haleine et par souci de la publicité, il organise une surveillance aérienne des incendies de forêt sur la côte du Pacifique et met sur pied une course transcontinentale réservée aux aviateurs militaires. En dépit
de la faiblesse des crédits, il fait étudier de nouveaux modèles d'avions, en particulier des bombardiers lourds.
Bombardier contre cuirassé
Mais sa principale préoccupation, qui prend des allures de croisade, est de prouver au public l'importance de la puissance aérienne et d'obtenir la création d'une armée de l'air indépendante, à l'image de la Royal Air Force. Simultanément, Mitchell est littéralement obsédé par une idée : démontrer que des bombardiers sont capables d'envoyer par le fond n'importe quel type de navire de guerre. Devant les réticences
de la marine et de l'armée, le bouillant général s'adresse directement au Congrès, qui finit par amener les états-majors à tenter une expérience.
Celle-ci intervient au cours de l'été 1921, dans la baie de Chesapeake, à 70 milles des côtes. Des appareils de l'armée et de la marine vont s'attaquer successivement à des bâtiments de guerre livrés par l'Allemagne: trois sous-marins, un destroyer, le croiseur léger Frankfurt et surtout le cuirassé Ostfriesland, vétéran du Jutland et dont la protection a été particulièrement soignée. Au cours des essais destinés
à durer plusieurs semaines, des bombes de puissance croissante seront employées.
L'expérience débute le 22 juin menée par Mitchell en personne, dont l'avion arbore une flamme de couleur bleue. Ce jour-là, un sous-marin est coulé. En juillet, le destroyer et le croiseur léger sont, à leur tour, envoyés par le fond. Le 20 juillet intervient enfin la journée décisive. Les bombardiers s'en prennent à l'Ostfriesland; cinquante-deux bombes légères sont lancées, treize atteignent le bâtiment qui ne
subit que des avaries mineures.
L'expérience est reprise le lendemain avec des bombes de 500 kg, dont trois touchent le cuirassé, ne provoquant qu'une voie d'eau. Mitchell abat alors sa carte maîtresse. Il fait intervenir six bimoteurs Martin et un Handley Page dotés de nouvelles bombes de 1 t. L'Ostfriesland encaisse les quatre premières bombes, mais, à la cinquième, il commence à s'enfoncer par l'avant et, à la sixième, le cuirassé chavire et
disparaît dans les profondeurs.
Sur l'aérodrome de Langley Field, les équipages reçoivent un accueil triomphal, et les deux observateurs japonais qui ont assisté à l'affaire se déclarent très impressionnés : « Notre peuple acclamera votre grand Mitchell et, soyez-en certain, étudiera ses expérimentations... Il y a beaucoup à apprendre ici.»
Les adversaires de Mitchell s'empressent cependant de contester une expérience arbitraire concernant des navires à l'ancre, privés de toute capacité d'évolution, d'équipages et d'armement. (Toutefois, dès le mois d'août, un comité armée-marine, tout en estimant que « le navire de ligne reste le rempart des défenses maritimes du pays », recommande la construction de porte-avions comme bâtiments auxiliaires et reconnaît
les vertus stratégiques et tactiques de l'aviation basée à terre dans la défense des côtes.)
En dépit de ces critiques parfois justifiées, Mitchell jubile et, en 1923, il conduit de nouvelles expériences contre de vieux navires de guerre. Simultanément, enclin comme toujours aux « coups » publicitaires, il organise le premier vol intercontinental sans escale et, en 1924, une « course contre le soleil » de New York à San Francisco en dix-huit heures.

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Le triomphe de Mitchell : le 21 juillet 1921, six bimoteurs de bombardement Martin lancent leurs bombes sur le cuirassé Ostfriesland. Si les impacts n'occasionnent que des avaries mineures, les projectiles explosant autour de la coque créent une onde de choc meurtrière, et, en vingt-cinq minutes, le navire est envoyé par le fond. Vingt ans plus tard, les Japonais se souviendront de cette première expérience
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Ces raids ne servent que de paravent à son obsession de la puissance aérienne et à son désir cent fois affirmé de voir créé un grand département de la Défense avec trois branches séparées concernant l'armée, la marine et naturellement l'aviation.
Son insistance, son goût du spectacle finissent cependant par lasser et par indisposer même le président Coolidge, qui déclare que « cet homme en trois mois a parlé plus que moi pendant toute mon existence! » Aussi, en avril 1925, quand son affectation comme chef adjoint de l'aviation touche à sa fin, il est désigné à un poste obscur à la base de San Antonio (Texas) et réintégré dans son grade de colonel.
En cour martiale
Ce limogeage déguisé n'entame nullement sa superbe ni ses convictions. Mitchell poursuit sa campagne en faveur de l'aviation, s'adressant à l'opinion, au Congrès, voire à la Maison Blanche. En septembre 1925, il met à profit deux accidents pour procéder à un nouvel éclat, d'une violence encore jamais atteinte. En deux jours, en effet, la marine doit annoncer la disparition dans le Pacifique d'un hydravion qui ne
sera retrouvé qu'au bout de neuf jours et surtout la perte d'un dirigeable pris dans une tornade.
Quarante-huit heures plus tard, dans un communiqué fracassant, Mitchell dénonce « l'incompétence, la né gligence criminelle, sinon la trahison » des services de l'armée et de la marine. Il demande la création d'une commission d'enquête d'où seront exclus les représentants des deux armes. « J'ai eu la plus belle carrière qu'un homme puisse avoir dans le service armé des États-Unis [...]. Je dois tout au gouvernement,
le gouvernement ne me doit rien. Mais, en tant que citoyen américain patriote, je ne puis supporter plus longtemps de voir ces agissements écoeurants des départements de la Guerre et de la Marine. »
Accusé d'« insubordination et de comportement indigne d'un officier », Mitchell est traduit en cour martiale. En dépit du soutien passionné de l'opinion, il est reconnu coupable et suspendu de toute fonction militaire pendant cinq ans. Mitchell démissionne au lendemain du verdict, le 1er février 1926. Retiré à Middelburg, en Virginie, il poursuit sa campagne passionnée en faveur de l'aviation, sans rencontrer cependant
le même succès auprès du grand public. Une tentative d'entamer une carrière politique se solde également par un échec.
Pionnier de la guerre moderne
Au lendemain de sa mort, le 19 février 1936, l'Amérique rend cependant hommage à sa vision prophétique concernant l'aviation militaire et va conserver le souvenir d'un personnage hors série, d'un être exceptionnellement doué, d'un visionnaire : « Un de ces sacrés tempéraments de soldat, admirable dans la guerre, mais infernal dans la paix. »
En réalité, comme tous les esprits d'avant-garde, Mitchell a eu à la fois tort et raison. En tant que pionnier de la guerre moderne, il a parfaitement discerné le rôle considérable de l'aviation stratégique. Mais, l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, de la Corée et du Viêt-nam a démontré que les raids de terreur ou les attaques contre des centres industriels ne pouvaient à eux seuls gagner une guerre.
Il a eu le mérite de révéler le rôle de l'aéronautique navale, d'annoncer le déclin du cuirassé. Mais l'aviation n'a pu faire disparaître le navire, qui a su s'adapter à la nouvelle menace, et, tant que les transports par mer resteront indispensables, il existera des flottes de guerre. Mitchell n'en appartient pas moins à cette catégorie d'hommes exaspérants, en avance sur leur temps et qui se montrent aptes à secouer
les préjugés et à ébranler les vieilles citadelles.
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